



Un Patron de Choc : Eugène Mathon (par M.
Francis Delannoy)
par Nos plumes amies,
du 21/11/2006 ![]()
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L’auteur, Monsieur
Francis Delannoy, est Président de la Société Historique de
Tourcoing et Président d’honneur de
l’Association Culturelle Pays de Ferrain. |
Beaucoup
ont entendu parler de l'entreprise MATHON et DUBRULLE mais peu connaissent la
personnalité du fondateur Eugène MATHON, un bourgeois catholique entreprenant ,
sorti du tableau de REMBRANDT " Le syndic des drapiers ",
un homme qui a dominé l’industrie de la laine en France comme AKYO MORITA
domine la firme SONY aujourd’hui. Un patron en avance sur son temps dans
beaucoup de domaines et qu'il convient de resituer dans l'histoire de son
époque.
Né
sous le Second Empire, il en connaît la chute, puis sa vie se déroule pendant
la 3ème République, parlementaire. avec ses gouvernements changeants. Il est
contemporain de la Révolution industrielle, de ses transformations sociales,
des idéologies nouvelles, du développement du catholicisme social; il connaît
la Belle Epoque, la guerre 1914-1918, les difficultés de l'après guerre, la
reprise économique, la grande dépression des années 30 et la montée des
fascismes...
Eugène MATHON un patron issu
d'une famille de tradition textile
Au
Moyen Age un bourgeois du nom de Jehan MATHON s'installe à Arras pour la
fabrication de draps fins, que continue son fils. Ce dernier chassé sous Louis
XI, s'implante à Avesnes-le-Comte en 1479 où il établit un peignage, un
tissage, une filature de laine et de lin... Plus tard, le grand père d'Eugène,
Henri MATHON, vient à Roubaix en 1832 après avoir épousé une roubaisienne en 1800,
Adélaïde Lepers. Son père, prénommé aussi Henri est fabricant de tissus, c'est
lui qui est à l'origine des écoles libres de Roubaix, il épouse Céline
Warembourg.
Eugène
est le 3ème fils de ce mariage, né le 21 décembre 1860 à Roubaix. Son éducation
est essentiellement humaniste, à base de latin, donnée au couvent des
dominicains Albert le Grand à Paris, qui reçoit surtout les jeunes gens des
familles industrielles du Nord : il y côtoie Eugène MOTTE, les frères LE
BLAN... Son père s'associe à un ancien officier Jean DUBRULLE. Les deux
rachètent le tissage SCREPEL-ROUSSEL à Roubaix. Eugène épouse Louise MOTTE,
soeur de son camarade de collège, il succède à son père, non sans avoir appris
le tissage et l'anglais. En 1887, il achète un terrain Boulevard Gambetta à
Tourcoing près de la voie ferrée... Il y a là 150 métiers.
Qui
est-il ce nouveau patron tourquennois ? Un homme de grande taille, fortement
charpenté, solide, tranquille, un industriel lettré et cultivé: c'est ÉRASME
pour les idées, STENDHAL pour la prose, TACITE pour l'argumentation, un homme
qui veut bousculer les routines, ennemi de la médiocrité, parfois chimérique,
et ignorant des obstacles qui se dressent devant lui.
Son
épouse Louise est une femme dynamique et "sociale". Du couple
naissent 4 filles dont 3 meurent rapidement. Pour lui, la famille est un
élément essentiel dans la société : en 1897, il fait bâtir une maison en
bordure du Boulevard d'Armentières à Roubaix, au milieu des vergers et des
près.
Eugène MATHON, un patron novateur dans son entreprise
A l'usine, les ouvriers apprécient
"Monsieur Eugène" pour ses connaissances du métier, à la différence
des autres patrons. Il a compris l'importance du bureau d'études sur le bureau
de vente : sa grande préoccupation est le "sacro saint" prix de
revient. Il pense aussi qu'il faut informer l'ouvrier et a l'idée de faire des
conférences à l'intérieur de l'usine, il rédige même un décalogue du chef
d'entreprise "le premier devoir d’un patron est de ne pas faire
faillite" écrit-il.
Eugène MATHON a bien compris que
l’économie est mondiale. En dehors de Tourcoing, d'abord, il possède une
filature de laine peignée à Anor "les Anorelles" et un tissage à
Avelghem en Belgique, mais surtout il dispose d’agences dans tous les
continents: 24 en Europe. 4 en Asie, 3 en Afrique. 2 en Amérique 12 en Amérique
Centrale, 12 en Amérique du Sud. 4 en Océanie.
Les établissements MATHON associés à
Maurice DUBRULLE (fils de Jean) fabriquent des articles réputés pour hommes et
femmes : des lainages, des doublures en tous genres : en 1899, ils font
construire un important établissement de teinture et d'apprêts et une
retorderie de l’autre coté du Boulevard Gambetta, soit au total 3 000 ouvriers
et 1 000 métiers.
Eugène MATHON travaille avec son
beau-fils Eugène RASSON : leur marque est Gallus symbolisée par un coq sur un
globe... de l'inusable! Il s'intéresse à son personnel auquel il donne des
primes de fidélité: "la prime tabac" et une participation aux
bénéfices non négligeable quand les affaires marchent bien.
"Rester à Tourcoing, c'est brouter
au piquet dit son beau-frère (le Motte), c'est pourquoi il voyage à travers le
monde. On le retrouve aux Indes, au Sénégal, au Japon (nous n'avons rien à leur
apprendre" dit-il des japonais), et à Honolulu. C'est là que malade en
1935, il rentre en France et décède quelques temps plus tard d'une embolie, le
23 novembre 1935, à Paris.
Eugène MATHON, un patron aux fonctions multiples
Eugène MATHON a cumulé les fonctions. Il
est juge au Tribunal de Commerce de Roubaix, président du Syndicat des
fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing, il est l'organisateur de
l'Exposition internationale de Roubaix en 1911; pendant 1914-1918, il est
délégué régional de la Croix Rouge.
Sa femme, elle, est infirmière. Après la
guerre, il crée l'Association des sinistrés du Nord de la France, il
est conseiller du commerce extérieur, en 1922, il est président du
Syndicat du Syndicat des fabricants de tissus de Roubaix-Tourcoing,
administrateur de la Banque de France et président de l'Union des fabricants de
tapis de France.
Eugène MATHON, un patron "frondeur"
Il critique le régime parlementaire de
la 3ème République et ses incapacités. Dans les banquets, il admoneste même les
ministres. Il se retrouve à droite dans l’Action Française (condamnée par la
papauté en 1926). C'est ainsi qu'avec les adhérent de cette dernière, il se
rend à Rome en 1923 pour y rencontrer Mussolini et le Pape. Il est foncièrement
anti-marxiste et hostile à toute tendance qui s'y rapprocherait, tels ceux qu'
A.Cavalier évoque dans son livre: les "Rouges chrétiens". S'il admet
l’encyclique de Léon XIII "Rerum novarum", il s'en prend aux
Républicains démocrates et aux prêtres "sociaux".
Eugène MATHON. un patron
paternaliste et social
Son
catholicisme le porte au paternalisme. Il est à la fois chef et père dans
l'entreprise et estime qu'il doit assurer à son personnel des retraites, des
allocations familiales, des logements: il fait construire pour ses ouvriers les
maisons de la rue Pasteur à Mouvaux, reprenant une initiative ancienne, il crée
les allocations familiales, donnant à l’ouvrier père de 4 enfants, un
sursalaire équivalent à 5 jours de travail payés en plus.
La
question sociale l'amène à créer le Consortium de l'industrie textile de
Roubaix-Tourcoing en 1919, dont il confie le secrétariat à un homme qu'il a
rencontré l'année précédente Désiré Ley et qui groupe, en 1921, 312 usines soit
60 000 salariés. Pour remettre en marche l'économie, après la guerre 14-18, il
pense qu'il faut un accord capital travail et donc un nouveau système
économique fondé sur la corporation, avec des syndicats d'entreprise, garants
de la paix sociale, théorie s'inspirant de Le Play (1806-1882) et de la Tour du
Pin (1834-1924), et des corporations de métiers organisées au niveau local,
régional et national, sans intervention de l'Etat, comprenant la corporation
économique et la corporation sociale. C'était sans compter sur la guerre, la
Révolution russe de 1917 et le bolchévisme.
Eugène MATHON, un patron face
aux syndicats chrétiens
Après
la loi de 1884, s'étaient formés des syndicats tels CGT ou CGTU (unitaires), en
1920, se constituent les syndicats chrétiens, la CFTC par exemple, Eugène
MATHON les critique parce que selon lui, ils pratiquent la lutte des classes,
se font des alliés des "Rouges" et attaquent les patrons qui donnent
des allocations familiales. C'est pourquoi il rédige deux rapports qu'il soumet
au Pape Pie XI. Le premier fin 1923, le second en 1924, dans lesquels il
critique les Syndicats chrétiens et les prêtres qui les soutiennent.
Dans
les conflits sociaux de l'après guerre, notamment ceux d'Halluin: grève chez
SION, grève des "Dix Sous" (1928-29), le consortium, par Désiré LEY,
s'en prend plus aux syndicalistes chrétiens qu'aux unitaires ; dans ces grèves
longues et dures, les grévistes ont besoin de soutiens financiers pour aider
leurs membres. C'est pourquoi ils lancent une souscription à laquelle participe
Monseigneur Achille LIENART, ancien curé-doyen de St Christophe à Tourcoing,
devenu évêque de Lille. prenant ainsi nettement position.
Cela
entraîne une réaction d'Eugène MATHON et une réponse de l'évêque de Lille:
"J'ai rempli mon devoir de charité en venant au secours de la misère
physique, lorsqu'un conflit social en vient à menacer des vies et des santés
humaines, la charité doit aller au secours de ces misères, elle n'a pas à se
demander qui a tort et qui a raison".
C'est
pendant ces conflits qu'arrive la réponse de Pie XI aux rapports d'Eugène
MATHON, prenant acte de ce qu'a fait le Consortium mais critiquant les méthodes
de Désiré LEY et reconnaissant l'action des Syndicats Chrétiens, réponse
publiée dans la "Semaine religieuse" par celui qui devint à 46 ans le
Cardinal LIENART. L'action du Consortium et de Désiré LEY se continue dans les
années de crise 1930-1931, mais son attitude intransigeante amène plusieurs
patrons à faire dissidence...
Eugène
MATHON a donc été un capitaine d'industrie, une personnalité qui a défendu sa
profession, sa région, qui a eu des idées d'avant garde. N'a-t-il pas préconisé
la décentralisation? mais il n'a peut-être pas bien perçu les changements du
monde de son époque.
Les
établissements MATHON et DUBRULLE deviennent UTINOR en 1964, puis sont rachetés
par TERNYNCK Frères en 1972. Aujourd'hui ils n'existent plus, mais il reste la
mémoire de ce "patron choc" qu'a été Eugène MATHON.
Francis
DELANNOY http://www.histoirederoubaix.com
Stéphane
Mathon :
Ses attaches roubaisiennes et son goût de l'histoire l'ont amené à rejoindre la SER dont il est administrateur depuis 10 ans. Son intérêt principal est le textile. Dans le cadre de la SER, il a donné une conférence intitulée "La publicité du textile du Nord dans les magazines (1925 à 1970)". Stéphane Mathon est le petit fils de Monsieur Gaston Motte ancien Président de la SER, auteur de nombreux ouvrages : "Roubaix à travers les ages", "Les Motte", "Motte Bossut, un homme, une famille, une firme" (prix Monthyon de l'Académie Française), "Souvenirs d'un ancien petit garçon", "Aspects de la vie en Flandres au temps de Ducs de Bourgogne".